Pierre Gras vagabonde
Cet imprécis de voyage est un incontournable compagnon de réflexion sur le voyage, la lenteur, le vagabondage et tant d'autres errances et circumnavigations, tant mentales que physiques.
Pierre Gras est journaliste et éditeur. Auteur d'essais et de récits de voyage consacrés au monde urbain, il a notamment publié «Médias et citoyens dans la ville» et cet imprécis de voyage. Il vit en enseigne à Lyon.
Le flâneur des rivages en a extrait les passages les plus résonnants, les mieux connectés à sa propre réflexion sur son immobilité.
Que ceci vous invite à lire tout ce qui a été laissé pour compte...
L’imprécis de voyage
Petit imprécis de voyage à l’usage des navigateurs urbains ,
Paris, Homnisphères, collection Savoirs Autonomes,
2008, 136 pages.
De l’art de voyager sans se mouiller
En fait, on voudrait tous voyager sans se mouiller. Le beurre et l’argent du beurre, mais sans la mauvaise humeur de la fermière ni l’odeur de la ferme. Or, le voyage implique. Et il ne fera qu’impliquer davantage ceux qui feront l’effort de se tourner vers l’Autre, d’aller au delà des apparences. Autant le savoir, voyager, c’est choisir d’écouter sa peur et chercher à la dépasser. Accepter l’imprévisible non comme une malédiction, mais comme une opportunité. « Ce qui constitue le plaisir du voyage, c’est l’obstacle, la fatigue, le péril même, soutient Théophile Gauthier. Un des grands malheurs de la vie moderne, c’est le manque d’imprévu, l’absence d’aventure. 1 » Sinon, autant se transformer en valise et se laisser porter le plus rapidement possible jusqu’à chez soi, en espérant que rien de fâcheux n’arrive aux bagages – Morand disait d’ailleurs, par provocation, « je voudrais qu’on fit de ma peau une valise »…
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Nous sommes comme la voyageuse improbable de Bagdad Café lorsqu’elle pousse la porte de l’établissement : ni tout à fait la bienvenue ni tout à fait à sa place. Une Allemande en culotte de peau lâchée en plein western… En voyage, nous ne sommes plus nous-mêmes, nous sommes en nous-mêmes. Face aux autres, inconnus. Ce qui peut potentiellement arriver provoque une mise en question de soi. La question est d’ailleurs moins « qui suis-je?», que « jusqu’ou vais-je pouvoir aller?» Le voyage constitue moins une perte d’identité qu’une mise en abîme. Et c’est bien ce qui nous dérange.
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L’ambition du voyageur de parvenir à rencontrer l’Autre est donc à la fois immense, immodeste et, pour tout dire, inachevée. Elle aboutit parfois à un constat teinté d’amertume : « Il n’y a pas de plaisir à voyager. J’y verrais plutôt une ascèse », note Albert Camus 2. Le projet du voyageur s’en ressent forcément : « Être seul, pauvre de besoins, être ignoré, étranger et chez soi partout, et marcher, solitaire et grand, à la conquête du monde », recommande Isabelle Eberhardt 3. Vaste programme pour qui ne voudrait pas se mouiller.
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1. Voyage en Espagne (1840), La Palatine, 1982.
2. Carnets (mai 1935 – février 1942), Gallimard, 1962.
3. Écrits sur le sable, Grasset, 1988.
Marcher
Marcher, voilà la clé. Tous les grands voyageurs l’affirment : on ne sait rien d’un pays, d’une ville, d’un quartier, d’une rue, et même de soi, si on ne sait pas mettre un pied devant l’autre. […] Mais voilà, marcher éprouve le corps et l’âme. Le corps, tout d’abord. Théodore Monod, le premier, a su trouver les mots (et la modestie) pour dire les maux du voyageur péripatéticien 1. Monod s’est fait une philosophie personnelle, qui a – naturellement – rapport au temps : « Je suis un impatient. Mais on ne peut pas faire autre chose : il faut se mettre au rythme des gens du pays. Ils ne sont pas pressés. Si leurs chameaux ne sont pas là, ils seront peut-être là demain, ou dans huit jours. Ils ont raison. Ils ont adopté la cadence du cosmos. Nous, nous faisons semblant d’être pressés. Ce que nous faisons a-t-il une telle importance que nous devions adopter le pas de course?» 2
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Mais par les temps qui courent (pourquoi ne marchent-ils pas?) l’errance possède un goût sulfureux. Et meurt dans l’indifférence. Isabelle Eberhardt le pressentait depuis longtemps : « Un droit que bien peu d’intellectuels se soucient de revendiquer, c’est le droit à l’errance, le vagabondage. Et pourtant le vagabondage, c’est l’affranchissement, et la vie le long des routes, c’est la liberté 3. Cette liberté a toutefois un prix élevé, que les gens du voyage [les Tziganes] ne connaissent que trop : la méfiance, l’hostilité, la mise à l’écart, le ghetto. Comme le chantait Brassens, « les braves gens n’aiment pas / que l’on suive une autre route qu’eux ».
Pour le voyageur, trop souvent, à la fin du voyage, c’est le choc. À la plénitude du parcours succède la lucidité amère de l’arrivée : « Au retour de nos marches, écrit Jacques Lanzmann, tout nous paraît injuste parce que tout coule à flot, parce que tout s’étale et s’expose, parce que tout est à vendre et à acheter. […] Parce que là où les uns vont, pauvres mais libres, les autres vont, riches mais entravés. 4 » Rude bilan.
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1. L’émeraude des Garamantes, souvenirs d’un Saharien, réédition Actes Sud, 1999.
2. Propos recueillis par Jean-Pierre Langellier, in Le Monde, 18 mars 1997.
3. Op. cit.
4. Marches et rêves, J.-C. Lattès, 1988.
Au train où vont les choses
Sur cette planète, où tout devient accessible en quelques heures, la lenteur n’est-elle pas le nouveau luxe du voyageur? Elle nous permet de regarder à la bonne vitesse le film projeté derrière la vitre embuée, d’accumuler les paysages, les images, les saveurs, les odeurs. Un cosmopolitisme de sens que la mémoire se chargera de stocker et de classer fort heureusement de manière aléatoire.
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Car on s’efforce d’éliminer partout l’incertitude du voyage et, depuis quelques années, en France, on vous rembourse une partie de votre billet de train en cas de retard supérieur à trente minutes. C’est appréciable, bien sûr. Mais ne l’oublions pourtant pas, […] les trains qui arrivent à l’heure n’intéressent personne.
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De ports et d’autres
« Larguez les amarres » est une expression commode pour désigner ce mouvement qui consiste à abandonner un chez soi devenu trop confortable ou au contraire, trop risqué, au profit de l’inconnu, de l’incertain, donc de l’aventure potentielle. « Le rivage est une incitation à lire les lignes du monde », confirme le poète Kenneth White. Mais le large est aussi un appel à l’oubli de soi.
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Un monde de villes
Jusqu’à Le Corbusier qui n’a pas de mots assez durs pour fustiger ces villes anciennes dont les rues ne sont même pas droites : « Vos rues tordues, vos toits tordus sont une paresse et un échec, fulmine-t-il. La rue courbe est l’effet du bon plaisir, de la nonchalance, du relâchement, de la décontraction, de l’animalité 1.» La ville traditionnelle et son « animalité » feraient-elles donc si peur? Il est vrai qu’on ne voyage plus pour se constituer un point de vue sur une ville, un pays, une civilisation, un moment de l’humanité, mais pour disposer de la vue, ce qui n’est pas pareil.
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1. Cité par Marie-Claire Kerbrat dans Villes, voyages, voyageurs, actes de la rencontre, 2005
Tout se mérite
Multiplier les exemples ne changerait pas la donne : la tendance à la marchandisation touche tous les dispositifs du tourisme, du plus modeste au plus sophistiqué. Alors, quelle alternative? Small is beautiful? Évidemment. Éloge de la lenteur? Oui, on l’a assez répété. Respect des rythmes biologiques et de la diversité culturelle? Assurément. Et puis? Nous pouvons certes peser, à travers nos modes de vie, tant à domicile qu’en voyage, sur le désastre du monde. Mais comment se comporter légèrement? Les petits projets de développement ont la cote : on connaît en principe les bénéficiaires, les intermédiaires, les résultats. C’est rassurant. Mais comment ignorer le contexte général qui divise souvent par dix les efforts réalisés?
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Pas facile d’inciter les touristes à prendre soin de leurs déchets ordinaires (emballages alimentaires, boîtes de conserve ou en plastique, piles et même linge usagé…) quand le tri sélectif ne concerne qu’un habitant sur cinq, en moyenne, en France. Pas davantage de leur imposer une marche un peu longue ou une balade urbaine quand la grande majorité des déplacements effectués en voiture dans les pays occidentaux porte sur moins d’un kilomètre… Soyons lucides, nous ne sommes pas différents quand nous partons : nous emmenons avec nous nos pratiques, bonnes ou mauvaises, nos courages et nos lâchetés, nos certitudes et nos nombreuses ignorances.
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Pour d’autres aussi, pourtant plus aguerris ou plus introvertis, le retour de voyage a le goût de l’amertume : le monde n’a pas changé quand ils n’étaient pas là. Peut-être ne rentre-t-on que pour retrouver ses racines. […] « Je n’aime pas le mot « racines », et l’image encore moins, tranche l’écrivain Amin Maalouf 1. Pour nous, seules importent les routes. Ce sont elles qui nous convoient – de la pauvreté à la richesse ou à une autre pauvreté, de la servitude à la liberté ou à la mort violente. Elles nous promettent, elles nous portent, nous poussent, puis nous abandonnent ». Ces routes sont parfois celles de la liberté. Il existe sans conteste dans le désir de voyage une envie profonde, une pulsion, qui fait franchir bien des obstacles : langues, cultures, passeports, mythes, frontières, conflits, intolérances sous diverses formes… Mais il nous serait parfois utile de savoir pourquoi ce désir impérieux ne se consacre pas davantage à changer le monde, celui que nous traversons mais aussi celui que nous vivons au quotidien. À moins que cette quête, comme celle du Graal, n’ait d’autre but que de nous en éloigner, au bénéfice d’un mystère toujours plus épais. Celui de l’origine du monde.
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1. Origines, Grasset, 2004.
« Mobilo, ergo sum »
C’est ainsi qu’en même temps que naissaient l’hyper-mobilité et ses conséquences mégapolitaines, émergeait une alter-mobilité non moins sérieuse qui, pour résumer, nous suggère que la mobilité peut finalement être synonyme de… lenteur. Une mobilité intelligente, qui « prendrait son temps ». Et qui regarderait vers l’ailleurs. « J’ai beaucoup voyagé, expliquait ainsi Jean Chesneaux, je suis allé à l’Île de Pâques, en Nouvelle-Guinée, au Canal de Panama, à Pétra en Jordanie, dans de nombreux endroits relativement insolites; or, voyager ce n’est pas seulement se déplacer dans l’espace, c’est vivre l’universalité de la relation au temps dans sa diversité. On mesure la relation au temps d’une façon très forte à travers une autre situation, un autre mode de sédimentation historienne que celui auquel on est habitué 1.»
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1. Entrevue donnée à La République des Lettres, 1er décembre 1996.